Dès les débuts de la décennie 2000, le patrimoine s’impose dans le débat public. Il fait l’objet d’une rencontre annuelle organisée généralement le 16 avril ; une date qui correspond à la fête du savoir, Aïd el Ilm en arabe, que les autorités locales organisent généralement dans les grands hôtels[1], selon des dispositions particulières, comme l’inaccessibilité au grand public[2]. Le mystère pèse autour de ses rencontres qui n’ont pas l’air d’enrichir le débat sur le patrimoine. Pour les pouvoirs publics comme pour les architectes, les ingénieurs et les universitaires invités de la manière la plus énigmatique qui puisse être, ces rencontres sont l’occasion d’enchaîner des discours-déclarations d’envergure plutôt politique, des harangues soporifiques qui suintent l’odeur de l’obsolète. Le patrimoine y apparaît comme une évidence qu’il faut conserver, sans jamais préciser les perspectives de son devenir, ni les moyens de sa politique, théorique et pratique ; ce qui fait que le patrimoine demeure pour l’Algérien, plus de cinquante ans d’indépendance, amputé de sens.
Les idéologies inconvenantes du pouvoir algérien
Les logiques de la gouvernance algérienne en matière de conservation patrimoniale ont toujours été insaisissables, mais surtout culturellement incohérentes[3]. L’accès à l’indépendance a précipité l’Algérie dans des velléités de séparation totale de tout ce qui est représentatif de la domination de l’ancien colon. De l’acculturation coloniale, nous sommes passés à l’acculturation nationaliste. Cette dernière se traduisit sur le terrain sous forme d`une rupture violente, car elle ne disposait des moyens nécessaires à son élaboration dans aucun domaine. Les experts ont souvent qualifié ces acculturations de maladresses enfantines[4]. Les ruptures ont conforté le pouvoir algérien, en tout cas sur le plan officiel, dans la production des formes d’incohérence politique et économique. Elles ont permis de le reconduire aux prix de recommencements ratés qui justifient son maintien. En conséquence, la rupture est devenue une politique sans cesse renouvelée en Algérie ; elle contribue à l’égarement identitaire chez les Algériens et à l’absence de perspective. Autrement dit, la multiplicité des idéologies développées sans aboutissement, notamment celles relevant des différentes déclinaisons du socialisme ou au capitalisme, nourrit la confusion. Ces projets ont tous prouvé d’une façon ou d’une autre leur inconvenance, et plus particulièrement leur écart avec la réalité de la société algérienne. Certains ont même généré des formes de choc culturel en imposant une identité supposée aux Algériens, lesquels ne savent plus se positionner parmi les discours invoquant tour à tour le progressisme, le modernisme ou le traditionalisme.
Le patrimoine: la nécessaire désoccidentalisation de l’histoire et des concepts
Cet égarement auquel nous faisons allusion, n’a pas épargné les discours approximatifs portant sur le patrimoine. Toutefois, il faudrait commencer par s`interroger sur la légitimité de cette chose héritée de la colonisation qui s’appelle patrimoine, et questionner sa pertinence par rapport à la culture ancestrale, laquelle est fondamentalement comprise comme précoloniale[5]. Et là, force est de constater que pratiquement aucun travail de recherche, aucun ouvrage ne s`intéresse à notre connaissance à la question du patrimoine dans la culture algérienne depuis l’arrivée de l`islam au Maghreb central[6]. Comme dans la plupart des domaines, la conception occidentale du patrimoine domine et oriente la pensée algérienne. La recherche d’approches méthodologiques s’inspirant de la culture ancestrale, précoloniale, pour réfléchir sur la notion de patrimoine algérien et ce qui devrait s`y rapporter, demeure quasiment inexistante. Nous sommes bien installés dans « l’ailleurs intellectualisant » ; et c`est bien la conscience de cette situation handicapante pour notre accès à la liberté de penserqui nous a poussé à écrire à longueur d`articles dans la presse nationale qu’il est nécessaire d’œuvrer à « algérianiser » nos références. Reprenant les mots du sociologue Rachid Boumediene, on pourrait dire que pour les questions de patrimoine également, il faut « œuvrer à désoccidentaliser notre histoire et nos concepts »[7]. C`est ainsi seulement que nous pourrons nous défaire d`une notion de patrimoine qui n`est qu’emprunt conceptuel et le ramener à notre identité, à nos racines ancestrales.
Le patrimoine devant les confusions de la modernité et de la colonisation
De nombreux algériens, particulièrement parmi la communauté universitaire, limitent le patrimoine au legs colonial. Le cas d’Oran est représentatif de ce que nous appellerons la lenteur de la décolonisation des esprits. L’intérêt que témoignent nos architectes enseignants pour ce qui est admis par les effets de l’évidence sous l’appellation d’architecture coloniale est impressionnant. En effet, rares sont ceux en dehors de Jean-Jacques Deluz, architecte-urbaniste, qui se sont interrogés sur le statut de la construction coloniale. Est-ce vraiment une forme de patrimoine algérien ? « Il s’agit en effet d’évaluer comment l’architecture coloniale s’inscrit dans le processus mondial de l’histoire de l’art, et si la connotation coloniale détermine réellement son caractère au point de la situer en dehors de ce processus. »[8] Le statut colonial -et donc local- de cette supposée architecture n’est donc pas avéré, dans la mesure où ce legs ne raconte pas « directement » l’histoire des Algériens, et que les processus d’appropriation ne sont pas précisément observés par la recherche scientifique. Ce legs concerne particulièrement le parcours des Européens en Algérie coloniale et n’admet pas l’existence des « indigènes » dans son territoire, un peu comme dans L’étranger d’Albert Camus[9].
Cette atmosphère d’absence de reconnaissance mutuelle a fini par se prolonger après l’indépendance algérienne, générant chez les Algériens une forme de reniement de soi au nom d’une incantation de la modernité qui se confond avec une forme de nostalgie non assumée de la colonisation.
Pour cette raison, il est important de réaffirmer le constat que nous faisions jadis à la suite d’une ancienne discussion avec Chris Younès, philosophe : le quartier européen et ses architectures multiples est le territoire de l’autre, selon les propos du géographe Marcel Roncayolo. Il est un héritage historique sans être pour autant un patrimoine pour l’Algérien. De fait, il raconte pour ce dernier une histoire douloureuse à tout point de vue, dont les séquelles mémorielles continuent de nourrir une foultitude de contradictions.
[1] Par exemple le Sheraton ou l`Hôtel Royal à Oran.
[2] Les autorités évitent bien sûr d`interdire l`événement à proprement parler. Le fait de ne pas diffuser l’information contribue néanmoins à la limitation de l’affluence publique.
[3] Lire les travaux de Jean-Jacques Deluz sur la question.
[4] Certains propos du géographeAbed Bendjlid portant sur l’industrialisation industrialisante dans les années 1970-1980 rejoignent les nôtres.
[5] Il est est possible de voir à ce sujet les travaux d’Anatole Kopp,. Dans une conférence tenue en 1984, à Constantine, où il fut question pour lui de faire le parallèle entre le progressisme tel qu’il fut pratiqué en union soviétique entre les années 1910-1930, et en Algérie à l`époque de la conférence, notamment à propos des débats portant sur la ville traditionnelle.
[6] Tout le monde se réfère à L’allégorie du patrimoine de Françoise Choay (Seuil, 1970), et semble ignorer la pertinence de savoir de quelles manières, et dans quels contextes les édifices comme les symboles ont perduré à travers les siècles dans le Maghreb.
[7] Propos tenus dans sa conférence : « Alger 1830-1954 : formation d’une ville coloniale », présentée au CEMA (Centre d’Etudes Maghrébines Algérien) le mardi 15 décembre 2015.
[8] Jean-Jacques Deluz, « Architecture coloniale ou architecture en territoire colonisé », in Le tout et le fragment, Barzakh, 2010.
[9] Editions Gallimard, 1942. Il sera aussi intéressant de lire Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, éditions Barzakh, 2013, où nous pouvons trouver des passages qui donnent à réfléchir comme celui-ci : « La vérité est que l’indépendance n’a fait que pousser les uns et les autres à échanger leurs rôles. Nous, nous étions les fantômes de ce pays quand les colons en abusaient et y promenaient cloches, cyprès et cigognes. Aujourd’hui ? Eh bien, c’est le contraire ! Ils y reviennent parfois, tenant la main de leurs descendants dans des voyages organisés pour pieds-noirs ou enfants de nostalgiques, essayant de retrouver qui une rue, qui une maison, qui un arbre avec un tronc gravé d’initiales. », p. 23.